NERVAL

Le voyage en orient

 

 J'ai mis du temps à comprendre que l'immense auteur romantique français était Balzac, par son engagement, ses héros démesurés, son enthousiasme (évidemment Chateaubriand fixe la musique et lance le mouvement), Nerval lui est l'auteur français le plus proche du romantisme allemand, par son étrangeté, son mysticisme et son innocence, pour moi il est un des auteurs essentiels de la littérature française. Il est l'âme du romantisme français, par sa redécouverte de la poésie du XVIème, sa liberté, sa musique, et la mise en place d'une prose inégalable. Il est aussi romantique par son amour du théâtre et ses collaborations, ses contributions multiples aux journaux, son insatiable curiosité, son errance perpétuelle, ses adorations de la femme et bien sûr cette terrible faille  psychologique où ses recherches sur les divinités anciennes l'entraînent  dans un vertige  extrême.

Comme il a développé des genres inclassables, il est un peu ignoré par les médias et par les écoles et donc pas galvauldé, une chance pour lui.

 Un des plus grands hommages  lui est rendu par Marcel Proust dans le Contre Sainte Beuve

"Je pense que tout homme qui a une sensibilité aiguë peut se laisser suggestionner par cette rêverie qui nous laisse une sorte de pointe,  car il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'Infini . Mais on ne nous rend pas le trouble que nous donne notre maîtresse en parlant de l'amour, mais en disant ces petites choses qui peuvent l'évoquer, le coin de sa robe, son prénom. Ainsi tout cela n'est rien, ce sont les mots Chââlis, Pontarmé, îles de l'Ile-de-France, qui exaltent jusqu'à l'ivresse la pensée que nous pouvons par un beau matin d'hiver partir voir ces pays de rêve où se promena Gérard. "(Proust)

Mais c'est la prose entière de Nerval qui est troublante et tellement poétisante. Ainsi en est-il pour Le voyage en orient qui déroule ses palettes et ses volutes dans un jeu déroutant d'écriture. A l'opposé des autres voyageurs célèbres, puisque tous feront le chemin de l'orient, Nerval prend son temps, il se met à hauteur des rues et des gens  témoignant de la vie d'alors: moyens de locomotion, marchés, habitations, costumes que Nerval n'a pas peur d'endosser, femme dont Gérard ose s'encombrer ou fabuleuses fêtes du  ramadan à Istanbul. Il met aussi l'orient à la hauteur de ses délires, et ils sont grands! Ce qui nous vaut le plus fabuleux texte romantique du 19eme siècle sur le dédoublement du calife HAKEM (p62, tome2) et les contes  de la reine Balkis, "la reine de Saba". Jouissez de ce prodige, car Gérard est un narrateur si aimable avec son  lecteur, découvrez le plus merveilleux roman de voyage, et comprenez qu'il  a mis dix ans à l'écrire, le polir, alors  cette aurore qui se lève  sur les toits du Caire est aussi un matin de Paris!

"Que notre vie est quelque chose d'étrange! Chaque matin, dans  ce demi-sommeil, où la raison triomphe peu à peu des folles images du rêve, je sens qu'il est naturel, logique et conforme à mon origine parisienne de m'éveiller aux clartés d'un ciel gris, au bruit des roues broyant les pavés, dans quelque chambre d'un aspect triste, garnie de meubles anguleux, où l'imagination se heurte aux vitres comme un insecte emprisonné, et c'est avec un étonnement toujours plus vif que je me retrouve à mille lieues de ma patrie, et que j'ouvre mes sens peu à peu aux vagues impressions d'un monde qui est la parfaite antithèse du nôtre" ( Les femmes du Caire, un lever de soleil, la Pléiade Tome III, p 301) 

Nerval évoque les blocages de la triste réalité qui nous emprisonne, le romantique rêve de s'en dégager, le rêve d'orient serait pour Nerval et son lecteur l'occasion d'aborder enfin cette liberté autre. Et il continue par une définition pessimiste du romantisme: "Le soleil noir de la Mélancolie, qui verse les rayons obscurs sur le front de l'ange rêveur d'Albert Dürer, se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage d'Allemagne. J'avouerai même qu'à défaut de brouillard, la poussière est un triste voile aux clartés d'un jour d'Orient." L'oxymore de Nerval assombrit singulièrement le paysage, le romantisme est marqué par la Mélancholie, l'orient participe aussi de l'ombre, "pas mieux qu''un froid paysage d'Allemagne".

Durant le voyage, Nerval semble avoir vécu un temps équilibré, il est un voyageur curieux, et aussi  un immense érudit, ce qu'il nous dit de l'orient, il l'a vu, observé sans doute, mais n'en doutons pas, il s'appuie sur  de savantes recherches, des textes qu'il réinterprète, réinvente, comme l'écrit Dominique Cajasus dans son article Qu'allait-il faire au Caire? Il n'y a pas un voyage mais deux, il n'est jamais parti tout seul, et notamment il voyagea avec un photographe qui prenait des paysages avec les nouvelles techniques. N'oubliez pas que Gérard  s'inscrit dans la première moitié du 19eme, la photographie débute, les paysages sont encore transmis  seulement par des gravures, des estampes  et les représentations écrites des écrivains! Gérard semble en être très conscient, on peut prendre son texte comme une suite de somptueuses estampes destinées à un public lettré, en même temps nous sommes juste au moment du changement, la photographie va délivrer de nouvelles perspectives.

Si Nerval s'inscrit dans la tradition de l'orientalisme, notons au passage que s'il offre des images convenues (et on peut dire qu'il travaille à les enrichir par son style et ses contes), il aime aussi malicieusement en casser les clichés. Curieusement il écrit à son ami Théophile Gautier qui a collaboré au livret d’un ballet dans le goût oriental créé deux mois plus tôt à l’Opéra de Paris, qu'il a bien raison, que c'est mieux ainsi, que lui il ne voit que la poussière "Tu as bien fait de mettre Le Caire en ballet avant de le voir".

Plus je lis le voyage plus je suis sensible au Nerval "feuilletoniste", c'est à dire critique de théâtre, écrivain de théâtre. Il est fasciné par tout ce qui relève de cet art, merveilleuse rêverie sur les pyramides d'une mise en scène de "la flûte enchantée" de Mozart, compte rendu époustouflant du théâtre d'ombres de Karagueuz à Constantinople, ancêtre de polichinelle, doté d'un membre surdimensionné et ce qui s'ensuit. Tout relève du théâtre, y compris sa participation et ses déguisements.

 Ainsi à son  à son arrivée au Caire une procession aux flambeaux  le cueille dans son demi sommeil, danseurs, costumes marches, fantômes: " Cependant ce que j'avais cru rêver se réalisait en partie: des hommes presque nus, couronnés comme des lutteurs antiques, combattaient au milieu de la foule avec des épées et des boucliers ....de nombreuses torches et des pyramides de bougies portées par des enfants éclairaient brillamment la rue et guidaient un long cortège d'hommes et femmes...Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lentement... C'était un mariage " (Une noce aux flambeaux, Les femmes du Caire, la Pléiade,tome2, p264,265) Nerval appréhende le monde de l'autre au travers de manifestations visibles, organisées en fêtes, spectacles qui se déroulent dans le temps et l'espace, qui mobilisent acteurs, musiques, danses, et Gérard de s'y précipiter. On dirait qu'il offre tous ces spectacles au travers de l'écriture à ce public lettré du 19ème car cela sera publié en feuilleton, par cette lecture ils ont accès à des visions de cinéma, à des frissons de théâtre, ils revivent leur antiquité, et découvrent cet orient nouveau partenaire du XIX siècle.

 Le conte final de la reine de Saba s'inscrit tout à fait dans ce rapport au théâtre puisqu'il vient d'un  projet d'opéra de 1835 qu'il devait écrire avec Dumas  pour le grand compositeur Meyerbeer, mais le contrat n'est pas signé."La pauvre reine de Saba, abandonnée de tous, est devenue depuis un simple conte oriental qui fait partie des Nuits du Rhamazan"(préface du second château, 1852, la Pléiade,tome3, p419). Dumas confirme ce projet et dit que Nerval avait en vue une cantatrice objet de son amour. Nerval écrit dans la préface du premier château que la reine de Saba  hantait ses nuits mais qu'il y avait "une autre reine du matin dont l'image tourmentait mes journées"(la Pléïade,tome3, p406). De toute facon, pour Nerval "Que la femme est amère! (poème des petits châteaux de Bohême, la Pléiade,tome3,p 406).

Sur le net Le voyage en orient est proposé en deux parties       livre1          et  livre 2 (Istambul, les contes)

Sur la relation au romantisme allemand, rappelons que Nerval a été traducteur du Faust de Goethe à 15 ans, il connaît et apprécie la littérature allemande et a fait de nombreux séjours en Allemagne où il est reconnu et apprécié de Goethe. Il connaît très bien l'oeuvre d'ETA Hoffmann qui est plusieurs fois mentionné dans les débuts du voyage. Nerval déploie son oeuvre dans le même moment que les grands auteurs du romantisme allemand.  

 Aurélia est un chef d'oeuvre inouï, une des rares rencontres entre la folie d'un homme et sa capacité encore intacte d'écrivain. Il paraît que le manuscrit d'Aurélia était un curieux assemblage, je crois qu'il s'est perdu. C'est l'autre aspect de Nerval, l'écrivain malade psychiquement, le fou. Il est ainsi entré au panthéon des écrivains maudits. (Voir l'étude de Pierre Dufour, et aussi Sylvie Lécuyer  à propos de l' extravagante généalogie  que s'est fabriquée Nerval). Le Voyage s'inscrit dans un entre deux. Il y a la crise de 1841 avec le fameux épisode  du homard promené dans les jardins du Palais Royal et qui lui vaut un internement, puis les crises seront plus fortes après les publications de 1851.  L'écriture du Voyage respire pourtant d'une grande maîtrise, il montre volontairement des aspects originaux de lui même, on discerne évidemment sa fascination pour les religions anciennes et les mythologies, mais il domine et équilibre son sujet. On peut évidemment interroger le dédoublement du calife Hakem comme un état menaçant connu de Nerval, mais c'est aussi un grand thème romantique qu'on retrouve chez Musset. A-t-il voyagé pour échapper à cette menace?   Le Voyage lui permet justement de mettre en scène des préoccupations qui sont au coeur de ses délires: l'exploration des temps préadamites et des dieux premiers. Dans ses contes du Ramadan il diminue nettement les pouvoirs d'Adonaï et privilégie les descendants de Caïn que sont les artistes et les créateurs. Le grand Adoniram sculpteur et architecte du temple de Salomon/Soliman  fait partie de cette lignée. Nerval nous offre des descriptions hallucinantes de statues gigantesques cachées dans une caverne immense  qui nous viennent de temps interdits d'avant la création de l'homme:" A  travers les arcades de ces forêts de pierres, se tenaient, dispersées et souriantes depuis des millions d'années, des légions de figures colossales, diverses, et dont l'aspect me pénétra d'une terreur enivrante."(Les nuits du ramazan, Pleiade, tome2, p695) Rencontre entre Nerval et Lovecraft !

Les poèmes   de Nerval sont d'étranges rébus, la musique est là mais le sens échappe ou se perd tellement il y a de collages et d'associations avec des peurs et des références savantes et obscures. Sur le site dérives, j'ai tenté de construire une explicitation d'un poème que je ne trouvais pas publié sur le net,  ERYTHREA,, apparemment j'ai trouvé quelques références, mais on n'épuise pas facilement les associations de Nerval.

 

barques et caïks

Constantinoples  1853 barques et caïques

 

 

Il y a beaucoup de recherches savantes autour de Nerval, je ne retiendrai que quelques sites rencontrés récemment

François Bon reprend à juste titre les écrits de Proust dont il nous présente une sélection

site de Sylvie Lécuyer et sa présentation de la généalogie fantastique de Nerval Labrunie descendant de Bonaparte. Ce site est riche  de documents et comporte notamment des témoignages de contemporains sur l'homme Nerval. Il me semble manquer les témoignages de Dumas, qui a été un de ses meilleurs amis.

Gérard de Nerval, Œuvres complètes. Tome XIII - Aurélia ou le Rêve et la Vie; compte rendu sur le net dans Fabula par Aurélie Moioli : « Romantiser » la vie : Aurélia de Nerval

Nerval, le soleil noir de la Mélancholie par

une étude sur les rapports entre Nerval et la photo Illouz  Jean-Nicolas:  Nerval et Baudelaire devant Nadar , (dans le voyage Nerval n'était pas seul, il accompagne un photographe qui commence à fixer des paysages)

sur le XIX siecle, rappelons le site ressource de l'Université de Bristol

Qu’alla-t-il faire au Caire ? Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval
Dominique Casajus
  (Texte paru dans Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Alban Bensa)  Il resitue le texte du voyage face à des éléments de réalité: Nerval mixe deux voyages faits à des époques différentes, et surtout il réécrit des souvenirs d'après un récit de voyage intitulé Mœurs des Égyptiens d'un Anglais nommé Lane. Et il s'inspire de bien d'autres livres et de récits mythologiques.  Que voit vraiment Nerval?  Que vit vraiment Nerval? Même la fameuse javanaise avec laquelle il dit s'être marié est aussi un emprunt à Lane, et connaît bien des versions différentes.

Portrait de Nerval par Apollinaire, "Esprit charmant ! je l’eusse aimé comme un frère".

 

 

Alors lisez le Voyage et d'autres textes, bonne route

 

nerval par nadar

 

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