Victor Garcia
Victor Garcia, collection particulière, très belle photo proposée par Odette Aslan.
Odette Aslan
2013
Victor Garcia : « Un citoyen de l’oubli »
Telle fut l’expression de Florence Delay il y a trente ans, à l’annonce de la disparition de Victor Garcia (1934-1982). Il n’avait pas quarante-huit ans. Il avait passé comme un météore. Ses collaborateurs et ses fans avaient décelé la valeur d’un artiste quelque peu maudit, mal reconnu et rarement soutenu par les instances officielles. Peu de traces demeurent de ses créations, sinon dans leurs souvenirs. Il représente pourtant un jalon important dans l’histoire du théâtre. Je ne sais pas vivre au quotidien, vivre me tue, disait-il. Fouaillé par un mal-être existentiel, semblable à l’albatros de Baudelaire que ses grandes ailes empêchent de marcher, il a marqué le paysage théâtral de créations qui tenaient de la danse, des arts plastiques, du rêve éveillé, d’une symphonie de sons et de couleurs. Il prétendait qu‘il n’avait rien à voir avec le théâtre, ni la littérature, ni la culture ; il ne vivait pourtant que par le théâtre, c’était pour lui une nécessité physique, mais il en haïssait la tradition, les codes, la facticité. Il répugnait à s’expliquer par le langage. Il se taisait devant des acteurs avec lesquels il voulait communiquer par la peau, par les sensations et non par le discours. Il tendait vers un art brut, exempt de toute concession. De son enfance dans la province de Tucuman (Argentine) et de l’influence des Indiens qu’il fréquenta, il avait gardé le goût de la magie et ses réalisations naissaient dans le mystère d’une secrète alchimie. Attentif aux sons des mots, peu lui importait l’expression langagière dans son sens littéral. Il captait et ramenait au jour l’essence profonde des œuvres et les griffait de sa marque indélébile. Amoureux de la géométrie et abhorrant la rationalité, destructeur de formes et bâtisseur d’irréel, il prenait à bras-le-corps et enfiévrait les récits de passions torturantes, il exprimait les douleurs de la condition humaine, éternelles, universelles. Aucune frontière ne lui résistait. Ni le traditionnel cloisonnement des arts ni le respect des convenances. « Anarchiste organisé » qui maîtrisait en démiurge les moyens scéniques mais anarchiste dans l’âme, il mettait à mal les conventions et les tabous. Il exécrait le réalisme et l’anecdote. Il recherchait les grands mythes et rêvait à de lointaines galaxies.
Victor Garcia : « un citoyen de l’oubli »
Calderón.
Le Grand Théâtre du monde.
Le dispositif de Garcia/Michel Launay s'ouvre comme une fleur. 1981.
Photo. Théâtre national de Chaillot/Mavi Cappa Bava. DR. En bas : Photo Forest. D.R.313
Il fraternisait avec des artistes de toutes origines et de toutes tendances, il les entraînait dans ses projets les plus fous, dans ses délires oniriques. Plus à l’aise avec des interprètes et des oeuvres d’auteurs espagnols, s’intéressant à Calderón, Valle-Inclán, Federico García Lorca ou Arrabal, il retrouvait dans l’hispanité quelque chose de ses ancêtres – son grand-père était originaire de Salamanque. Ainsi naquirent les réalisations des Bonnes en espagnol et d’une tragique Yerma, ainsi ressuscita Le Grand Théâtre du monde où la noria des puissants broie la plèbe mais où riches et pauvres sont pareillement soumis à la mort. Il donna vie tout autant à La Sagesse ou la Parabole du festin de Claudel en se reportant aux sources bibliques qui l’avaient inspirée. Il s’en prit à la dictature (Ubu roi), à la torture policière (Les Deux Bourreaux inclus dans le montage du Cimetière des voitures), à l’intolérance (Divinas palabras). Pour se colleter avec des oeuvres aussi différentes que celle de Valle-Inclán, les autos sacramentales du moyen-âge ou une épopée mésopotamienne, Garcia creusait des chemins inédits, nous faisait pénétrer dans des univers obscurs parsemés d’images christiques ou d’improbables bestiaires. Marqué par ses études en biologie, obnubilé par la vie embryonnaire et la création du monde, il rêvait d’animer un laboratoire où se réuniraient scientifiques et gens de théâtre. Il galvanisait, incendiait son entourage, il brûlait sa propre vie. La comédienne française Michèle Oppenot, qu’il avait connue à l’Université du Théâtre des Nations, s’est particulièrement investie dans son univers – on la reverra chez Roger Blin, Jean-Marie Patte ou Patrice Chéreau. Une espagnole, Nuria Espert, s’offrit corps et âme à ses entreprises, avec l’énergie d’une Pasionaria – elle obtiendra une consécration internationale et fondera sa propre compagnie.
L’une et l’autre pouvaient tout
oser, bien au-delà du jeu traditionnel de l’époque, bien au-delà de la
bienséance convenue. Parallèlement à Jean Genet qui, dans
Les Paravents,
transformait les comédiennes en bêtes, Garcia lançait sur la scène des corps
débridés à la Breughel et souvent nus, lavés de la civilisation et retournés à
l’état édénique. Poète, il habitait le poème, il y faisait entrer non des
acteurs, mais des personnes capables de tout donner d’elles-mêmes, il
distribuait aussi bien des professionnels que des amateurs, il rejetait le «
métier » proprement dit tout en profitant parfois d’un savoir-faire, pourvu
qu’il soit mis au service de ses débordements. Il ne se réclamait d’aucune
théorie de jeu, n’énonçait aucun concept, et suscitait d’instinct un jeu
organique, viscéral. Si l’on a évoqué Artaud et ses violences à son propos, tout
rapprochement était fortuit. Il n’avait d’autre inspirateur que lui-même.
Succédant à des avant-gardes encore mal connues et précurseur de libérations à
venir, il inaugurait dans les années soixante une manière d’exprimer un texte
avec la chair et d’en sublimer le sens intime en l’arrachant aux contingences.
Avant l’éclosion du « théâtre d’images », il décollait du réel et constituait un
cosmos de son invention, multipliant des images oniriques composées avec les
corps, les lumières, les matières, dans un flux continu de métamorphoses. Mime
et danseur de formation, il avait un penchant pour le théâtre de marionnettes de
ses premières expériences – d’où ses choix de pièces de García Lorca ou de Jarry
– et il osait le grotesque. Trop timide pour se produire lui-même sur la scène
sauf un peu à ses débuts (1), il se déchaînait à travers ses acteurs et ses
dispositifs. Il créait du mouvement comme un chorégraphe. Et tout bougeait sur
le plateau. Elévations, suspensions, descentes, girations, roulis. Jean Paget,
assistant à Ubu roi,
n’avait « jamais vu au théâtre un tel mouvement emporter la scène » (2).
Architecte (il avait étudié l’architecture en même temps que la médecine),
Garcia transmettait à ses scénographes et ses créateurs de costumes ses visions
de formes, de couleurs. Leur proposant des dispositifs vertigineux, il leur fit
suspendre dans Le Cimetière des voitures
arrabalien des carcasses de tôle et accrocher les
comédiens à des agrès, il enleva dans les airs les
1. À vingt ans, il avait créé en
Argentine un groupe de mime-théâtre et il joua le rôle de Curianito dans sa
première réalisation, Le Maléfice de la Phalène
de García Lorca – l’histoire d’un cafard
amoureux d’un papillon. Au Brésil, avec Polona Sforza qui dansait l’ovule, il a
mimé-dansé le rôle du spermatozoïde dans un mimodrame représentant la
fécondation. À l’Université du Théâtre des Nations, il a joué-mimé le rôle de
Cristobal dans Le Petit Rétable de don
Cristobal dont il a réalisé la mise en scène en
atelier (1963).
2. Jean Paget,
in Combat, 25 juin
1965.
héros mythiques de
Gilgamesh avec des
grues de la civilisation industrielle ou les plongea dans des tranchées de la
préhistoire, avec des vrombissements de séisme, des grondements de création du
monde. Il contraignait ses collaborateurs à employer des matières « nobles » –
le bois, le fer, l’aluminium, le cuir – ou insolites, comme la vessie de porc
dont on fait les parchemins. Il en naissait des poutrelles articulées, des
tuyaux d’orgue mobiles ou des élytres d’insectes, un univers fantasmagorique.
Une toile au sol se soulevait pour devenir montagne, une carcasse de voiture se
muait en lieu carcéral, un taureau machiné à partir d’une vieille 2 CV et
sonorisé mugissait, un tuyau d’orgue se dressait en phallus. Le moindre matériau
clignotait, émettait des sons, tout procédait d’un artisanat et se manoeuvrait
à main d’homme. André-Louis Perinetti, qui a produit tous ses spectacles en
France, a été frappé par « l’image de la charrette renversée, le timon formant
brutalement la croix avec le joug des boeufs » dans
Le Plus Grand Théâtre du monde,
ou bien, dans Le Cimetière des voitures,
par « la crucifixion, douloureuse dans son écartèlement, dynamique dans son
jaillissement » (3). S’il rejetait l’éducation catholique qui l’avait étouffé et
s’il se déclarait athée, Garcia en conservait un attrait pour le rituel, mais
ses rituels scéniques étaient primitifs, païens, sauvages, inspirés sans doute
par les rituels indiens de Tucuman qui rendaient hommage aux forces élémentaires
au rythme des saisons. Soutenant la sainteté du péché prônée par Genet et
haussant jusqu’à un cérémonial orgiaque les séquences du bordel dans
Le Balcon, il enferma
le public dans une spirale en fer à la Piranèse, gradinée pour y asseoir les
spectateurs et appelant à l’escalade les interprètes après leur exposition sur
des présentoirs. Bordel et autel se rejoignaient. L’architecte-scénographe
Nestor de Arzadun, Uruguayen exilé, et le constructeur de
machines-costumier-scénographe Michel Launay furent des compagnons de la
première heure (dans cette Université du Théâtre des Nations où bouillonnait dès
avant mai 68 l’envie de refaire le théâtre et le monde). L’un essayant d’établir
des plans à partir de projets visionnaires de Garcia, l’autre entrant dans la
folie de ses rêves les moins réalisables au moyen d’étonnantes machines. Les «
costumes » ne sortaient pas d’un atelier de couture. C’étaient parfois de
simples morceaux de tissu jetés sur le corps ou drapés : Garcia aimait «
sculpter, modeler l’extérieur d’un comédien, l’habiller pour que cela devienne
un élément essentiel du décor. » (4) Ou bien c’était un incroyable ramassis de
toiles de parachute ou de jute, de mousses, de cuirs encollés, de vessies de
porc translucides, de rondelles d’aluminium tintinnabulantes.
3. André-Louis Perinetti, «
Victor Garcia, l'exigence », in Acteurs
n°8, novembre 1982, p. 7.
4. Victor Garcia, cité par O.
Aslan in Art-press,
n° 13, 1974, p. 40-41.
Victor Garcia : « un citoyen de l’oubli «
Le Balcon
de Jean Genet à São Paulo en 1970. Dispositif de
Garcia / W. Pereira Cardoso.
Garcia a fait évider un vieux théâtre. Les comédiens sont hissés ou descendus tour à tour. (D.R.revue d’histoire du théâtre)
Pétri d’hispanité et rejetant son
pays natal argentin ressenti comme un lieu d’exil, en mauvaise entente avec sa
famille (qui ne lui pardonnait pas d’avoir abandonné ses études de médecine),
Garcia se débattait non seulement avec des tourments existentiels mais aussi
des problèmes d’identité. Il se considérait comme un citoyen du monde, voire
comme un apatride. Il se faisait comprendre de collaborateurs de toutes
origines, européenne, africaine, sud-américaine, israélienne ou arabe. La
diversité des langues n’était pas un obstacle. Tous communiquaient par osmose,
affinité, transmission onirique et jouaient dans ses mises en scène en français,
en espagnol, en hébreu ou en arabe. À la « bande à Garcia » issue de
l’Université du Théâtre des Nations, entreprise internationale s’il en fut, se
joignirent des fans admiratifs, soumis à l’emprise d’un créateur exigeant et
déconcertant dans ses excès ou ses errances. De Marcel Bozonnet, adolescent qui
découvrait le théâtre, à Jean-Claude Drouot, qui échappa avec Garcia à son
personnage de Thierry-la-Fronde, de Jérôme Savary, futur animateur du Magic
Circus, à l’athlétique poète irakien Salah al Hamdani, des étudiants portugais
du CITAC (Circulo de iniciação teatral da academia de Coïmbra qu’il avait dirigé
pendant deux ans) à l’actrice-productrice brésilienne Ruth Escobar ou à
l’indéfectible assistante-metteur en scène Sylvie Artel, tous donnaient le
maximum, subjugués par son audace et sa maestria, quitte à souffrir de sa
poursuite de l’impossible. A.-L. Perinetti se souvient qu’au Pavillon de Marsan
en 1964, Michael Lonsdale, qui jouait en première partie dans
Comédie de Beckett,
mise en scène par Jean-Marie Serreau, restait chaque soir dans la salle pour
assister ensuite à l’une des premières mises en scène de Garcia,
La Rosa de papel de
Valle-Inclán, une réalisation déjà insolite.
Peter Brook l’admirait et sollicita son
concours en 1968 pour un atelier prévu par Jean-Louis Barrault au Théâtre des
Nations (6). Prenant à bras-le-corps l’élan qui présida à l’écriture, captant le
souffle et le rythme des oeuvres dont il faisait exploser la gangue, ses mises
en scène ponctuées de processions et de cris sauvages procédaient d’un chaos qui
s’organisait à mesure ; Garcia transmuait l’outil trivial en objet artistique,
sublimait la profération des paroles-crachats et des blasphèmes de Jean Genet,
sanctifiait les prostituées du Balcon
ou la femme infidèle Mari-Gaila dans
Divinas palabras de
Valle-Inclán. Il sacralisait les oeuvres avec la musicalité de ses productions,
avec la magnificence de tissus
5. Peter Brook dira de
Yerma que c’était «
un des plus grands chefs-d’oeuvre qu’il ait vus de sa vie ». Cf. Raymonde
Temkine, Mettre en scène au présent,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977, p. 42.
6. Barrault avait succédé à A. M. Julien en 1966. Les
événements de mai 68 entravèrent le projet d’atelier, repris à Londres sans
Garcia.318
déployés dans l’espace. Il cristallisait des moments, offrant des flashes, des fulgurances, sans se soucier d’un travail « léché », abouti. Accueilli et primé dans les festivals internationaux mais en butte en France à la frilosité des décideurs et au manque de moyens, et aussi en raison de la démesure de sa créativité, Garcia a vu plusieurs de ses projets avorter. Un François Villon, faute d’avoir pu faire établir un scénario satisfaisant. Les Paravents, faute d’avoir pu obtenir les droits, pourtant promis par Genet qui avait été conquis par Les Bonnes. Il avait envisagé Marat-Sade à Paris et Le Golem à Tel-Aviv. Un Balcon en version française n’a pu être produit faute de trouver un lieu aménageable d’au moins trente mètres de haut (il avait détruit un vieux théâtre à São Paulo pour la création et en avait utilisé toute la hauteur). Il n’a pu présenter à la Biennale de Venise les autos sacramentales mis en scène au Brésil, à cause de la détérioration du décor pendant le voyage. Il a mis sept ans à monter Gilgamesh ; après avoir tenté de le monter en espagnol en Espagne, en italien à Milan, ou même aux Pays-Bas, il décida d’une adaptation en arabe, refusant la langue française pour ce récit mythique de Mésopotamie. Il pensait au Public de García Lorca et au Don Juan de Tirso de Molina pour le Nouveau Théâtre populaire de la Méditerranée à Montpellier lorsqu’il nous a quittés.Il aurait dû accomplir une oeuvre bien plus nombreuse si on l’avait mieux compris. Peu d’enregistrements subsistent de ses réalisations. Il reste quelques coupures de presse de critiques avertis comme Colette Godard, Jean-Pierre Léonardini, Matthieu Galey, Poirot-Delpech, Raymonde Temkine…
Mais ce créateur trop tôt disparu
a surtout laissé une trace indélébile en Espagne où le franquisme avait bloqué
la culture, et au Brésil, pays neuf qui avait manqué d’ouverture sur le théâtre
; les spectacles qu’il y monta en espagnol ou en portugais l’ont fait
reconnaître comme un chef de file dont l’influence est encore aujourd’hui
sensible. « Le meilleur metteur en scène espagnol », a-t-on dit de lui. En
témoignera l’étude de Jefferson del Rios, qui vient de paraître à São Paulo. La
moindre projection du Balcon
– film réalisé par Garcia à partir de son spectacle de
1970 au Brésil – révélerait avec violence aujourd’hui une manière transgressive
de saisir l’essence d’une pièce et de la jeter à la face d’un public fasciné. On
pourrait peut-être rapprocher de la « folie garcienne », liée à une invention
débridée et débouchant sur le paroxysme et l’excès, la « folie langhovienne ».
En effet, malgré un vécu et des positions esthétiques bien différentes,
plusieurs similitudes existent entre Victor Garcia et Matthias Langhoff. Le
poids de l’exil (parti d’Allemagne de l’Est, naturalisé français et prêt à
travailler dans d’autres langues, ce dernier se sent étranger partout où il
passe), une approche du texte qui ne s’attarde pas sur les mots, sur le « dire »
ni le « bien dire » (même si elle est plus dramaturgique chez Langhoff),
l’invention, chez ces deux artistes plasticiens, de dispositifs surprenants. Les
capes rouges magnifient le corps des bonnes singeant Madame chez Garcia (Les
Bonnes), les cieux rougeoyants font rêver les
fermiers d’O’Neill chez Langhoff (Désir sous
les ormes). Le fracas du tonnerre retentit pour
une explosion cosmique
Gilgamesh, dispositif de Garcia / Michel Launay, 1979. Photo de Denis Bablet
Chez le premier (Gilgamesh), des shrapnells de guerre hurlent dans le Macbeth du second. Des mini-motos introduisent des policiers dans Le Cimetière des voitures de l’un et les motos des policiers déboulent dans le Prométhée de l’autre. Avec tous deux, des comédiens dans le malaise, l’inconfort ou le danger. Un espace de corrida pour une mise à mort et des trappes d’apparitions-disparitions dans Gilgamesh par Garcia, des effondrements du plancher pour enfouir les cadavres dans Macbeth par Langhoff. Une texture musicale en sus des mots chez l’un, souvent créée en direct par les acteurs dans une sorte d’art pauvre, une régie sonore aussi active que la profération du texte chez l’autre et émettant le bruit le plus infime. Un soin particulier apporté aux lumières. Garcia s’est opposé à la propension de Pierre Saveron, qui avait été l’éclairagiste de Jean Vilar, de bien éclairer les comédiens à Chaillot : avec des apparitions-disparitions spatiales dans la profondeur et la hauteur du plateau noyé dans l’ombre, il voulait ne jeter que des éclats de lumière à la manière d’étoiles scintillant un instant dans un ciel insondable. Chez Langhoff les conditions atmosphériques colorent des paysages alors que de cruels faisceaux pointent les crimes des hommes ; dans une recherche du noir total, moins par souci métaphysique que par volonté artistique, tout son plateau et la salle ont été plongés dans le noir pour faire ressentir la cécité d’OEdipe, en dépit des règlements de sécurité. Pareillement rebelles à ce monde et assoiffés d’absolu, les deux créateurs se sont avérés pareillement rétifs aux normes et aux usages 7.
Odette Aslan
7. On se reportera pour Garcia
aux volumes I, IV et XII des Voies de la
création théâtrale, Paris, CNRS Editions, coll.
Arts du spectacle, 1970, 1975, 1984, ainsi qu’au volume 19, 1994, pour Langhoff.
Voici un inédit, dû au hasard, l'article m'était caché et là je le découvre, pour moi, pour tout lecteur intéressé
le théâtre mobilise l'immédiat, les disparus du théâtre sont engloutis, même les acteurs ne les connaissent plus, peu de jeunes comédiens connaissent encore Victor Garcia.
Odette Aslan est une des plus remarquables critiques universitaires, son texte témoigne d'une grande connaissance de Garcia de bien d'autres grands créateurs de théâtre.
Garcia est à l'opposé des metteurs en scène rationnels qui expliquent intelligemment ou pas le texte et leurs intentions, ou la fameuse psychologie du personnage. Il m'a été donné de suivre de près son travail lors de répétitions à Londres pour les Bonnes qu'il montera à Paris et aussi avec des acteurs anglais pour l'architecte et l'empereur d'Arrabal. Garcia procédait magiquement, il cherchait à libérer chez l'acteur des énergies cachées. Une confiance s'établissait qui permettait le jeu et le don, mais parfois l'acteur résistait, gardait sa raison ou ses habitudes, et Garcia laissait tomber. Il a atteint des sommets aussi bien avec des professionnels ou des amateurs, mais il a délaissé parfois des acteurs qu'il avait mal choisis ou qui ne le suivaient plus. De même, et Odette Aslan le souligne, il était architecte, il avait ses décorateurs mais il avait un génie de l'espace scénique qui rendait remarquable ses productions, ainsi la réalisation du Balcon de J.Genet au Brésil où il faisait "voler" ses comédiens dans l'espace gigantesque d'un théâtre totalement reconstruit. J Genet fut subjugué. Seuls quelques particuliers gardent précieusement ce film , invisible et bien peu connu.
Garcia était anarchique et se moquait des autorités qui le lui rendaient bien. S'il a pu faire quelques coups retentissants, il n' a pas eu l'occasion de monter souvent un spectacle dans un grand théâtre parisien. Il m'a téléphoné en pleurant pour un projet sur les Paravents de Genet dont il avait les droits, mais qui était bloqué par celui de Chéreau qui l'a effectivement monté en se vautrant lamentablement, quelle grande oeuvre aurait été la mise en scène de Garcia!
Garcia avait le sens de la beauté et du corps au théâtre, il arrivait à des solutions tellement inattendues et si justes, ainsi pour Lorca, ainsi pour Genet, et Arrabal qui n'aura jamais été mieux servi. Ce pourquoi il était suivi par une cohorte de fans subjugués, il était le théâtre de cette époque, tellement le théâtre s'est alors réinventé.
Il est mort jeune, il s'est brûlé, angoissé, aloolique sans doute, je ne connais pas ses maux, il était brûlant comme un artiste de légende.
aa
Victor Garcia, collection particulière, photo proposée par Odette Aslan.